Partager

L’Antiquaire, le roman préféré de Walter Scott

Troisième roman de Walter Scott, L’Antiquaire constitue une œuvre à part au sein de son abondante production littéraire. Oscillant entre comédie, roman gothique et chronique de mœurs, le livre fait revivre avec beaucoup de charme l’Écosse de la fin du XVIIIe siècle ; une Écosse des plus bucoliques, et qui n’est pas sans rappeler l’ambiance des romans de Jane Austen.

Jonathan Oldbuck, alias « l’antiquaire », montrant à Lovell ce qu’il croit être l’ancien camp du général roman Agricola

L’Antiquaire, c’est avant tout une histoire d’hommes. Trois hommes aux profils différents mais dont les trajectoires se juxtaposent et qui, à tour de rôle, vont constituer le héros du roman de Walter Scott.

Trois héros en un

Il y a d’abord Jonathan Oldbuck de Monkbarns, notre fameux « antiquaire ». À vrai dire, cet amoureux des livres anciens et des vieilles pierres ne manque pas de défauts. Avec ses interminables explications historiques et ses maximes latines déclamées à tout bout de champ, il est l’archétype du vieil érudit assommant. Scott n’hésite pas non plus à nous le présenter sous un jour ridicule comme, par exemple, lorsque la perruque d’Oldbuck est arrachée par une branche de ronces au cours de l’une de ses déclamations poétiques ou lorsque notre archéologue amateur prend les fondations d’une vieille bâtisse pour celles du camp du général romain Agricola – méprise qui le conduit à céder certaines de ses meilleures terres à blé afin d’en faire l’acquisition. Oldbuck manifeste également une certaine avarice et une indubitable misogynie. Il n’a en effet de cesse de pester contre ces « femelles » dont il se dit la victime – à savoir la sœur et la nièce qui partagent sa vie – alors même que les deux femmes n’ont d’autres soucis que de prendre soin de son auguste personne. « C’est aux femmes à nous servir, affirme-t-il ainsi, elles ne sont bonnes qu’à cela. Tous les anciens législateurs… s’accordent à les placer dans le rang subordonné qui leur convient, et ce ne sont que les cerveaux exaltés de nos ancêtres, avec leurs idées chevaleresques, qui ont fait de leurs dulcinées des princesses, de véritables despotes ». Des propos qui, s’ils étaient tenus aujourd’hui, lui vaudraient assurément les pires ennuis !

Mais cette aversion pour le beau sexe, en réalité, n’est qu’un paravent. Un peu à la manière du vieux comte Bolkonsky de Tolstoï qui, tout au long de Guerre et Paix, s’acharne sur sa fille avant de lui avouer son amour paternel au seuil de la mort, notre antiquaire est un cœur blessé. S’il peste autant contre « ses femmes », ce n’est que pour mieux dissimuler un vieux chagrin d’amour et la profonde tendresse, qu’au fond, il leur porte à chacune. Sans elles, et Oldbuck le sait, il ne pourrait pas vivre. À mesure que le récit avance, Oldbuck va d’ailleurs se révéler bien plus fin d’esprit, bien plus sage et bien plus généreux qu’il n’y paraît au premier abord. Lorsque le village de Fairport pleure la mort d’un jeune marin-pêcheur perdu en mer, l’antiquaire sait abandonner son cynisme et ses habituels bons mots pour réconforter une famille tombée dans l’affliction. C’est lui aussi qui, grâce à son entregent et ses connaissances procédurales, va obtenir la libération du mendiant Eddie Ochiltree, lui pardonnant du même coup ses innombrables railleries au sujet du faux camp d’Agricola.

Nous en venons ainsi, avec le vieux mendiant au manteau bleu, à notre second héros. À la fois sage et espiègle, vivant au jour le jour, Ochiltree est un peu comme un second narrateur, un « saint conseiller » qui colporte les nouvelles et les « ont dit » d’une ferme à l’autre, s’en remettant à la générosité de ses concitoyens pour le gîte et le couvert. C’est donc un électron libre, une sorte de bouffon qui, au lieu d’une cour royale, officie dans le village de Fairport et ses environs. Ochiltree est aussi celui qui, grâce à ses incessants allers et venues et son grand âge, sait tout sur tout le monde. Cette forme d’omniscience lui permet de peser sur le cours des événements, et notamment de venir au secours de Lovell.

Lovell, c’est le personnage du jeune premier. Noble, mystérieux, romanesque, le secret de ses origines constitue la clé du roman. Mais contrairement à l’antiquaire, ce sont plutôt par ses qualités qu’il se distingue. Héroïque, il parvient à sauver le baron Arthur Wardour et sa fille Isabelle d’une mer déchaînée. Brave, il se résout à accepter le duel qu’un jeune officier exige de lui plutôt que d’accepter de répondre aux quelques questions indiscrètes qui lui ont été faites sur son passé. Patient, enfin, il supporte sans broncher les innombrables sentences philosophiques et citations latines de son ami Oldbuck, avant de se laisser convaincre par lui de rédiger une épopée historique sur la bataille entre Romains et Calédoniens.

Trois hommes, donc, situés à trois âges différents de la vie, et une histoire que, comme à son habitude, Scott nous conte en se plaçant alternativement du point de vue de l’un ou de l’autre de ses personnages. Sauf que, contrairement à ses romans historiques, le « magicien du Nord » ne met pas ici en scène un passé lointain et sublimé mais, au contraire, un monde qu’il a personnellement connu.

L’Antiquaire, un roman « vrai »

Un grand et beau vieillard de haute taille : le personnage d’Edie Ochiltree est basé sur une ancienne race de mendiants écossais dont Scott connut l’un des derniers représentants.

Car Scott écrit ici sur son Écosse natale. Le pays de sa jeunesse dont il rapporte à la fois les us et coutumes et certains des archétypes. Dans « l’avertissement » publié au moment de la publication du roman, l’auteur ne fait d’ailleurs pas mystère de ses sources d’inspiration. « Il y a des hommes dont les caractères sont marqués de traits si originaux qu’il suffit d’en dessiner les principaux pour les placer sous les yeux du lecteur dans leur complète individualité, écrit-il C’est ainsi que le caractère de Jonathan Oldbuck, dans l’Antiquaire, m’a été suggéré en partie par le souvenir d’un ancien ami de ma jeunesse, à qui je dois et ma première connaissance de Shakespeare et d’autres avantages que je ne saurais trop apprécier. » Et Walter Scott d’expliquer ensuite qu’il n’est pas un seul incident qui ait été emprunté à quelque circonstance réelle de la vie de son vieil ami, « excepté le fait de sa résidence dans une ancienne habitation près d’un port de mer commerçant, excepté aussi le souvenir d’une scène qui eut lieu un jour entre lui et une femme propriétaire d’une diligence, scène dont l’auteur fut témoin, et qu’il a fidèlement reproduite au commencement de l’Antiquaire. Un excellent caractère, avec une humeur, il est vrai légèrement irascible, de la science, de l’esprit, un répertoire d’anecdotes d’autant plus piquantes que la narrateur avait passé par toutes les épreuves d’un vieux garçon, un bon sens solide rendu plus pénétrant par la justesse et le choix de l’expression ; telles sont, du moins l’auteur le pense ainsi, les seules qualités par lesquelles le vieil Oldbuck a des traits de ressemblance avec l’excellent homme, l’excellent ami dont il est ici question. » Ce qui, en fin de compte, fait beaucoup de points de commun entre le modèle et sa copie !

Quant au personnage d’Ochiltree, il provient de cette classe de mendiants tels qu’il en existait encore dans l’Écosse du XVIIIe siècle. Tirant son origine des anciens bardes, ce « Baccoch » était souvent « un amusant personnage, babillard, prompts à la répartie, donnant carrière à son esprit et à sa malice, retrouvant sous son manteau troué les privilèges du philosophe mendiant de l’Antiquité. »  Dans « l’avertissement », l’auteur va même jusqu’à avouer que l’original du portrait qu’il a voulu tracer [avec Edie Ochiltee] était « un certain André Gemmells, personnage bien connu il y a longues années » et que, dans sa jeunesse, il a « beaucoup vu et entretenu ».  « C’était un grand et beau vieillard, d’une haute taille : il avait conservé quelque chose de soldatesque ou de martial dans les manières ; ses traits indiquaient de l’intelligence, avec une vive expression d’ironie […] Il chantait une bonne chanson, racontait une bonne histoire, et pouvait mettre dans une saillie autant de malice que dans les bouffons de Shakespeare… ».

Drôle et gothique

L’Antiquaire n’est pas sans rappeler l’ambiance des romans de Jane Austen – ici Orgueil et Préjugés – dont Scott était l’un des grands admirateurs.

Alors sur quoi repose, in fine, pour nous lecteurs du XXIe siècle, le charme de cet Antiquaire ?

C’est d’abord un roman qui respire la bonne humeur, le goût de la vie, un récit qui nous plonge dans le quotidien des Écossais de la fin du XVIIIe siècle, avec ses commérages au bureau de poste, ses parties de boule en plein air, le marchandage du poisson tout juste sorti de la mer ou les petits tracas de la vie domestique.

C’est aussi un livre particulièrement drôle, dont l’ironie, le langage imagé, les jeux de mots, les innombrables traits d’esprit ou allusions à l’œuvre de Shakespeare en rende la lecture jubilatoire – du moins pour ceux qui apprécient l’humour british. Pour autant, le ton n’y est pas uniformément léger. Il y est aussi question de deuil, de pêcheurs perdus en mer et du désespoir d’un père ayant le malheur d’avoir à enterrer son fils. Scott nous fait ainsi passer par toutes les émotions en même temps qu’il évoque la société écossaise dans toutes ses composantes, du marin-pêcheur à l’aristocrate en passant par le perruquier. On frôle parfois la chronique de mœurs, et ce n’est sans doute pas sans raison que Walter Scott, en 1826, faisait l’éloge de sa contemporaine Jane Austen : « Ai relu, au moins pour la troisième fois, le roman si finement écrit de Miss Austen Orgueil et Préjugés. Cette jeune dame a, pour décrire les complications, les sentiments et les caractères de la vie quotidienne, un talent qui, à mon goût, est le plus admirable que j’ai rencontré. Car le style à grand fracas, j’y réussis moi-même aussi bien que quiconque, mais cette touche exquise qui rend intéressantes des choses et des personnes quelconques ou triviales, par la seule vérité de la description et du sentiment m’est refusé. Quel dommage qu’une créature aussi douée soit morte si tôt ! »

Mais Scott ne serait pas Scott s’il n’avait ajouté à sa recette romanesque plusieurs de ses ingrédients habituels. Car il y est aussi question de secrets de famille, d’amours contrariés, des malédictions, de demeures hantées, de vieilles sibylles, de cryptes et de cérémonies nocturnes… ce qui fait de L’Antiquaire un vrai roman gothique, en même temps qu’un mets, pour reprendre l’imagerie culinaire, particulièrement savoureux.

Bonne dégustation !

Xavier LELOUP

L’Antiquaire, Walter Scott, Éditions La Ravinière, 13 €.

À paraître en avril 2026.