Mystère de Jeanne d’Arc numéro 2 : Comment la Pucelle a-t-elle réussi à reconnaître le roi Charles VII à la cour de Chinon ?

Il est un épisode de l’épopée de Jeanne d’Arc qui, tout autant que ses exploits militaires ou sa fin tragique sur le bûcher, a forgé sa légende : c’est celui de sa reconnaissance du roi Charles VII. Plusieurs fois mis en scène à l’écran ou sous la plume d’écrivains, cet événement conserve quelque chose de surnaturel. Non seulement de par la manière dont la Pucelle a réussi à reconnaître un roi caché parmi la foule de ses courtisans, mais également en raison de la profonde transformation que cette reconnaissance entraîna immédiatement chez celui qu’elle appelait le « gentil dauphin ».  

 

Nous sommes au mois de mars 1429. Pour la Pucelle, c’est l’heure de vérité. Toute la cour, toute la France rêve de mieux connaître celle dont la légende l’a déjà précédée. C’est que lorsqu’elle fait son arrivée à Chinon après huit jours de chevauchée, les prêcheurs franciscains ont déjà fait leur œuvre. Par toutes les paroisses du royaume de France, on ne parle plus que d’elle, de cette jeune femme qui prétend pouvoir chasser les Anglais hors de France et faire sacrer le roi à Reims. Quoique, bien sûr, la Pucelle a également ses détracteurs. Le premier d’entre eux n’est autre que le sire Georges de la Trémoille, premier chambellan du roi et l’un des plus puissants personnages du royaume, qui fait tout pour persuader son maître que derrière cette « illuminée » pourrait se cacher un assassin à la solde de ses ennemis bourguignons ou anglais.

Yolande d’Aragon contre la Trémoille

 

Yolande d’Aragon, duchesse et d’Anjou et belle-mère du roi, pressait Charles VII d’accueillir la Pucelle

Cette présentation au roi est donc une manière d’en avoir le cœur net. Et pour cela, tout le monde a fait le déplacement. Outre plusieurs princes de haut rang, l’entourage ce Charles VII comprend ce jour-là un visiteur de prestige en la personne de Yolande d’Aragon, duchesse d’Anjou, reine de Sicile et des Quatre Royaumes. La duchesse connaît bien le roi. C’est non seulement sa belle-mère mais sa marraine, celle qui l’a recueilli à sa cour d’Angers dès le plus jeune âge et protégé du tumulte parisien comme des frasques de sa mère, la reine de France Isabelle de Bavière.  « Ma bonne mère », l’appellera d’ailleurs toujours Charles VII. Or Yolande d’Aragon, en fine politique qu’elle est, a immédiatement compris le parti qui pouvait être tiré des visions de la bergère de Domrémy. Elle compte sur la jeune femme pour produire chez son gendre apathique un choc psychologique, une sorte de sursaut qui lui permette de reprendre la lutte contre les Anglais de manière plus énergique et se débarrasser d’un entourage qu’elle juge douteux. La foule comprend également ce jour-là d’éminents ecclésiastiques, tels les évêques de Poitiers et de Senlis, l’archevêque de Tours, ou encore Raoul de Gaucourt, le gouverneur d’Orléans venu préparer des renforts pour défendre sa ville. C’est donc « le ban et l’arrière-ban » de la cour qui se masse en cette fin d’hiver 1429 au château de Chinon, dont les pourtant très nombreuses pièces ne sont même pas suffisantes pour loger tout ce monde.

Autant dire que pour Pucelle, la pression est maximale. Qu’elle commette le moindre écart, la moindre erreur de conduite ou de langage, et la jeune femme sera immédiatement renvoyée chez elle, reléguée au rang de ces nombreuses affabulatrices dont regorgeait la France de l’époque.

Des différentes manières de reconnaître un roi

C’est dans ce contexte que plusieurs théories peuvent être avancées pour tenter d’expliquer comment Jeanne a su identifier un souverain dissimulé parmi une foule de plusieurs centaines de personnes.

Une première hypothèse serait que cet événement n’ait jamais eu lieu. Certains historiens contemporains comme Claude Desama font ainsi remarquer que « ni Jeanne, ni Gaucourt, ni les deux chevaliers envoyés par Dunois, ni Regnault Thierry [le chirurgien du roi] qui étaient présents à l’audience, n’ont fait allusion à la mise en scène du roi caché pour mettre Jeanne à l’épreuve dès son entrée dans la salle » (ce qui, nous le verrons bientôt, n’est en réalité pas exact). Il ne s’agirait donc que d’un ajout postérieur de la part de certains chroniqueurs, une manière comme une autre, en somme, d’ajouter un exploit de plus à son curriculum.

Une seconde explication serait que le roi aurait été physiquement décrit à Jeanne, comme par exemple par Collet de Vienne, le chevaucheur envoyé auprès d’elle par le dauphin, durant le voyage de 150 lieues qu’ils accomplirent ensemble entre Vaucouleurs et la Touraine. On peut pareillement imaginer que la jeune femme ait reconnu Charles VII grâce au portrait royal dont étaient frappés les francs en circulation au début du XVe siècle. Mais cette hypothèse est en réalité peu réaliste. Car comment croire qu’un roi présenté de profil, casqué et à cheval – manière la plus courante dont apparaissait Charles VII sur les pièces de monnaie – permette de l’identifier ?  Il existe bien le célèbre portrait de Charles VII aujourd’hui conservé au Louvre me direz-vous, mais outre que ce type de tableau n’ait été connu que d’une élite, il ne fut réalisé par Jehan Fouquet qu’entre 1450 et 1455, soit plus de 20 ans après l’affaire qui nous occupe.

La troisième possibilité, plus évidente encore, est que le « gentil dauphin » ait d’abord été présenté à Jeanne en petit comité avant que celle-ci ne le reconnaisse officiellement dans la grande salle du château de Chinon. Cette reconnaissance publique, dès lors, n’aurait constitué qu’une mise en scène. On aurait ainsi permis à la Pucelle de faire la preuve de ses pouvoirs surnaturels afin d’accréditer la thèse de sa mission divine. Ce n’était pourtant pas l’intérêt de La Trémoille qui régnait alors tout entier sur l’esprit du roi et qui, comme nous l’expliquerons bientôt, n’avait d’autre intérêt que le maintien du statu quo tant politique que militaire.

In fine, l’hypothèse de la mise à l’épreuve demeure la plus vraisemblable. Aujourd’hui encore, certaines célébrités ont d’ailleurs leurs sosies attitrés qui les remplacent lors d’événements jugés à risque. Or rappelons-nous qu’à cette époque, les assassinats politiques n’étaient pas rares : après avoir fait assassiner le frère du roi Louis d’Orléans en plein Paris au mois de novembre 1407, Jean Sans Peur, le duc de Bourgogne, fut à son tour poignardé sur le fameux pont de Montereau en 1419, soit dix ans avant l’épopée de la Pucelle. De là à ce que celle-ci ait été secrètement missionnée pour tuer le roi Charles VII, il n’y qu’un pas que beaucoup n’auront pas hésité à franchir, à commencer par ce La Trémoille qui jouait double jeu avec le clan anglo-bourguignon et bénéficiait largement, en tant que prêteur attitré des deniers du roi, des déboires de Charles VII. Qu’on en juge : le premier chambellan venait de se faire engager le château de Chinon en échange d’un prêt à son maître de 1107 écus d’or et 1000 livre tournois alors que sa capitale de Sully-sur-Loire, sous l’autorité de son frère, le chancelier du duc de Bourgogne Philippe le Bon, allait continuer à ravitailler les Anglais durant toute la durée du siège d’Orléans.

Au contraire de Yolande d’Aragon, l’entreprenante Pucelle représentait donc l’ennemi objectif de la Trémoille. Aussi fallait-il non seulement la mettre à l’épreuve, mais lui tendre un véritable piège en lui donnant à voir un faux roi. Cette idée pourrait d’ailleurs avoir été donnée indirectement par la Pucelle elle-même, puisque durant son procès, elle déclarera la chose suivante : « J’envoyai lettres au roy pour savoir si j’entrerais dans la ville où il était. … Il me semble même qu’il y avait dans ces lettres que je saurais le reconnaître entre tous les autres. »

C’est, dès lors, aux mystères soulevés par ce scénario qu’il convient de s’intéresser.

Charles VII, un roi au passé trouble

Charles VII et ses conseillers, dont le redoutable Georges de la Trémoille

On a beaucoup écrit sur les doutes que Charles VII nourrissait au sujet de ses origines. Né d’un roi dément, Charles VI, et d’une reine adultère, Isabelle de Bavière, ce petit comte de Ponthieu, dernier dans l’ordre de succession au trône, demeurait hanté par la question de sa propre légitimité. Et en cela on le comprend, dans la mesure où au moment de sa naissance, la reine de France ne vivait même plus sous le même toit que son époux Charles VI.

Mais ce qui est sans doute moins connu, c’est à quel point la mort semblait vouloir poursuivre celui qui allait finir par gagner la guerre de Cent Ans.

Il y eut d’abord les disparitions rapprochées de ses deux frères aînés, les Dauphins Louis de Guyenne et Jean de Touraine, mystérieusement fauchés par la mort en pleine jeunesse dans les années qui suivirent le désastre d’Azincourt. Il y eut ensuite l’épisode de la révolte parisienne de 1418 menée par le fameux Capeluche, l’ignoble bourreau agissant sur ordre de Jean Sans Peur. Le jeune Charles ne parvint alors à quitter Paris que grâce à l’intervention providentielle du prévôt de Paris Tanguy du Chastel, qui le soustrait à la main des massacreurs en l’emportant en pleine nuit hors de la ville. Et puis il y eut, en 1422, le fameux accident de la Rochelle, qui vit le roi survivre à l’écroulement du plancher de la salle dans laquelle il avait pris place, assis qu’il était sur un siège scellé dans une infructuosité du mur. Les dizaines de notables rochelais venus le voir ce jour-là, en revanche, n’eurent pas cette même chance…

Achevons enfin notre portrait en évoquant un autre aspect essentiel de la vie de Charles VII : celui de sa responsabilité dans la mort de son oncle Jean Sans Peur. Car après tout c’est à l’occasion d’une entrevue avec lui, le futur du roi de France, que le duc de Bourgogne trouva la mort sur le pont de Montereau. S’il n’est pas certain que le dauphin ait directement ordonné l’assassinat de celui qui était venu faire la paix avec lui, il est en revanche établi qu’à minima, il ne pouvait ignorer ce qui se tramait contre son oncle : un meurtre d’une brutalité extraordinaire (main coupée et tête fendue à la hache) accompli sous ses yeux par des membres de son propre entourage. Philippe le Bon, son cousin de Bourgogne, en était en tout cas persuadé.

Bref, Charles VII avait non seulement de sérieuses raisons de se croire bâtard, mais pouvait également se demander s’il n’était pas maudit, s’il ne méritait pas, au fond, de s’effacer au profit de son concurrent anglais, le jeune roi Henri VI. Au moment où la Pucelle commence à faire parler d’elle, l’héritier des Valois était même à ce point désespéré qu’il envisageait de partir se réfugier en Écosse ou en Espagne.

C’est donc tout cela – le manque de confiance en soi, l’angoisse, la gêne, la crainte, la mélancolie, le sentiment de culpabilité – que la Pucelle devait réussir identifier parmi les si nombreux visages qui lui étaient présentés. John Malkovich, dans le film de Luc Besson (bien que fort critiquable par ailleurs), avec son regard fuyant et son air égaré, sa maladresse, sa gaucherie, sut parfaitement l’incarner.

Une intimité immédiate

Sitôt reconnu, Jeanne d’Arc s’adresse au roi comme si elle le connaissait déjà.

Or c’est là que l’improbable se produisit.  « Dieu vous donne bonne vie, gentil roi ! … », s’écria soudain la Pucelle, après avoir d’abord désavoué celui qu’on lui avait présenté comme son souverain, en se jetant au pied d’un homme modestement vêtu se tenant à l’écart de la foule. Puis elle ajouta, alors que Charles VII tentait maladroitement de se défendre d’être le roi de France : « En nom Dieu, gentil prince, je sais que c’est vous et nul autre. » Pour accomplir un tel exploit, la Pucelle devait bénéficier sinon de dons surnaturels, du moins d’une extrême vivacité d’esprit, d’une intelligence psychologique extraordinairement développée pour une jeune femme de son âge. Et elle ne s’est pas contentée de reconnaître le roi. Semblant répondre à la prière prononcée par Charles VII dans le secret de son cœur, elle lui montra immédiatement qu’elle le connaissait déjà de la manière la plus intime : « Je te dis de la part de messire que tu es vrai héritier de France et fils de roi ». De l’entretien qu’ils eurent immédiatement après cette scène, on n’en connut jamais la teneur, si ce n’est que le roi en sortit rayonnant de joie et avoua que la Pucelle lui avait révélé des choses extraordinaires.

Pour autant, Jeanne n’avait pas entièrement convaincu l’entourage du roi. Aussi décida-t-on rapidement de l’envoyer à Poitiers afin de lui faire subir de plus amples examens, tant physiques que spirituels. Heureusement pour elle, la reine de Sicile n’allait pas tarder à l’y suivre…

 Xavier Leloup

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