Au Moyen Âge, des femmes bien plus libres qu’on ne le croit

La reine d’Angleterre Isabelle de France, « la Louve de France » , alias Sophie Marceau, dans Braveheart (1995).

Il est de bon ton de faire remonter le mouvement d’émancipation des femmes au XXe siècle. Mais celui-ci, en réalité, n’a pas été linéaire. Car dès l’époque médiévale, les femmes jouissaient d’une liberté d’action allant jusqu’à la vie politique et au monde du travail. Et même, dans certains cas, jusqu’à la guerre, à l’exemple de Jeanne d’Arc.

 

C’est par le biais des femmes que j’ai commencé à m’intéresser à la guerre de Cent Ans, ou plus exactement l’une d’entre elles, une certaine Yolande d’Aragon.

Comme beaucoup, j’avais entendu parler de Jeanne d’Arc. Jeanne la Sainte, Jeanne la guerrière, Jeanne la fille du peuple qui, suivant le conseil de ses voix, avait fait sacrer le roi Charles VII à Reims et délivré Orléans. Comme pour beaucoup, la libératrice d’Orléans constituait pour moi la référence incontournable.

Mais celle qui m’intriguait le plus, c’était Yolande d’Aragon : une femme de pouvoir demeurée dans l’ombre, mais dont la volonté inébranlable avait permis à son gendre, le roi Charles VII, de gagner la guerre de Cent Ans. Cette duchesse d’Anjou me semblait d’autant plus fascinante qu’elle avait secrètement soutenu la Pucelle dès les premières semaines de son épopée et que, selon toute vraisemblance, c’était grâce à cette aide que cette héroïne avait pu mener à bien sa mission.

Deux femmes donc, l’une politique, l’autre guerrière, agissant de concert pour sauver le royaume de France. Le tout durant une période tragique et sanglante : la guerre de Cent Ans. Il y avait là de quoi bâtir un bon roman, voir même une saga. C’est ainsi que je m’attelai à la rédaction des Trois Pouvoirs, dont l’intrigue démarre sous le règne du roi fou Charles VI, en 1407, c’est-à-dire 22 ans avant la libération d’Orléans.

C’est alors que mes recherches me conduisirent à m’intéresser à d’autres personnages féminins. Car comment évoquer le destin tragique du roi fou Charles VI, le père du « gentil Dauphin » de Jeanne d’Arc, sans y mêler celui de son épouse Isabelle de Bavière ? Comment retracer le funeste destin du frère du roi, le duc Louis d’Orléans, prince brillant assassiné en pleine gloire, sans évoquer celle qui aura cherché à le venger, à savoir son épouse Valentine Visconti ? Comment, enfin, ne pas faire entrer en scène la fameuse Christine de Pizan, l’un des esprits les plus brillants de ce début de XVe siècle ?

Je prenais ainsi conscience qu’à cette époque, les femmes ne constituaient pas un simple élément du décorum mais qu’elles prenaient une part active à la vie publique et que, dans bien des cas, leur histoire s’avérait tout aussi passionnante que celle des hommes.

Certains objecteront qu’au XVe siècle, les femmes n’étaient guère en position de prendre leur destin en mains, qu’elles ne disposaient d’aucune prérogative que leur père ou leur époux ne leur ait d’abord conférée. D’un strict point de vue juridique, cela n’est pas inexact.

Mais en réalité, ce schéma de base n’était pas toujours respecté.

Dans les faits, rien n’empêchait un homme de partager le pouvoir avec son épouse. Prenez le cas du duc de Bourgogne, Philippe le Bon. C’est, au milieu du XV siècle, l’un des plus puissants princes d’Occident. Sa principauté est riche, populeuse, et s’étend sur un immense espace allant d’Amsterdam à Dijon. Rois de France et d’Angleterre se disputent son alliance. Or, s’il multiplia les infidélités à son épouse Isabelle de Portugal, il fut aussi le premier à reconnaître ses compétences. Raison pour laquelle il n’hésitera pas à lui confier la gestion des questions diplomatiques les plus sensibles, en plus de s’en remettre entièrement à elle pour tout ce qui touchait à la gestion des finances. Au fil des années, la princesse délaissée s’est donc muée en une sorte de super ministre des finances, doublée d’une diplomate en chef. Le si puissant duché de Bourgogne n’était donc pas gouverné par un homme seul, mais par un véritable couple voire, dans bien des secteurs de gouvernement, par une femme agissant en toute indépendance.

Il faut aussi compter avec les vicissitudes de l’époque, qui avaient souvent pour effet de séparer les époux. Et dans ce cas-là, on assistait à un bouleversement des rôles.

Dès lors qu’un seigneur s’éloignait de son fief, son épouse le remplaçait dans ses charges. Tel fut le cas de Yolande d’Aragon qui, à chaque absence de son époux, le duc Louis II d’Anjou, devenait le lieutenant général de leurs fiefs. Idem pour la duchesse de Bourgogne, qui dès les premières années de son mariage, bénéficia d’une délégation de pouvoir de la part de Philippe le Bon pour gouverner toute la partie Nord de leur immense duché.  L’exercice du pouvoir était d’autant moins théorique que pour l’exercer, ces grandes dames avaient d’importants moyens à leur disposition. Outre des palais bien à elles, elles disposaient de leurs propres « hôtels », c’est-à-dire d’un ensemble de domestiques et de conseillers tout entiers à leur service. Chambre, argenterie, paneterie, échansonnerie (service du vin), cuisine, fruiterie, écurie, chapelle, aumônerie, sceau, confesseur et chambre aux deniers (finances) constituaient les douze services que comptaient leurs administrations. Ce qui correspondait dans bien des cas à un personnel de plusieurs centaines de personnes. L’hôtel d’Isabelle de Portugal absorbait ainsi jusqu’à 35% des recettes fiscales du duché de Bourgogne.

C’est dire si l’éloignement géographique avec leurs époux permettait aux femmes d’étendre sensiblement le champ de leurs prérogatives.

 Veuve et libre

Christine de Pizan occupée à écrire dans son cabinet de travail

Mais il était un autre cas de figure des plus fréquent qui bouleversait l’ordre établi :  le veuvage. C’est alors, pour la femme, une petite révolution. La veuve hérite d’un tiers du patrimoine de son époux, peut faire marcher un négoce, prendre des apprentis et diriger une entreprise. Il suffit de se référer ici à la vie fort documentée de Christine de Pizan qui, une fois veuve, devient soutien de famille. Elle cherche d’abord à récupérer des fonds par la voie judiciaire – prouvant, au passage, que les femmes avaient le droit d’ester en justice – avant d’entreprendre de gagner sa vie à la pointe de sa plume. Ce qui le conduira à connaître un si grand succès que les Grands de l’époque ne vont pas tarder à se l’arracher, qu’il s’agisse des ducs d’Orléans ou de Bourgogne, et jusqu’à la reine de France Isabelle de Bavière. Christine de Pizan deviendra ainsi la première femme de lettres que la France ait connue, bien avant madame de la Fayette, madame de Staël ou George Sand. On pourrait même la qualifier de « féministe », tant elle insistera, dans ses écrits, sur l’importance de l’instruction dans l’éducation des jeunes femmes et la nécessité pour elles de savoir se prendre en mains dès le plus jeune âge. S’agissait-il d’un cas isolé ? Moins qu’on ne pourrait le croire. Car dans le Paris médiéval, les veuves d’artisans avaient le droit de reprendre l’activité de leur défunt époux. Aussi, si elles ne se remariaient pas et ne prenaient à leur service un homme de métier, ou si elles se remariaient avec un homme du métier, elles pouvaient travailler et gérer l’atelier. Ce qui semble compter pour les corporations de métiers, bien davantage que le sexe, c’est ici la compétence.

On le voit, le rôle des femmes au Moyen Âge était loin de se limiter à l’univers domestique. Certaines d’entre elles semblaient même nées pour l’aventure.

Jeanne d’Arc plus forte que Taylor Swift

Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans, mène la charge de l’armée royale

Il faut bien sûr citer ici Jeanne d’Arc, qui s’habillait en homme, courait la lance, faisait la guerre, commandait aux armées, montait aux échelles, recevait des volées des flèches, passait des nuits entières sans se défaire de son armure. Mais avant elle s’étaient déjà distinguées Jeanne de Belleville et Isabelle de France (cf. photo plus haut). Au XIIIe siècle, la reine d’Angleterre fit la reconquête du royaume d’Angleterre à la tête d’une armée de conjurés et détrôna son époux, le roi Edouard II. Dans le sillage de la Pucelle, il y eut aussi Jeanne des Armoises, une aventurière qui se fit si bien passer pour la libératrice d’Orléans qu’elle réussit à se faire recevoir en grandes pompes par les édiles de la ville. Elle voyagea, guerroya, fit scandale même, buvant plus que de raison et s’adonnant aux jeux de hasard à la manière d’un véritable rufian. Jusqu’à ce que, présentée au roi, le masque ne tombe. À travers cet exemple, on comprend toutefois que la Pucelle avait fait des émules. Jeanne d’Arc était ainsi devenue, au XVe siècle, le modèle indépassable pour toute une génération de jeunes femmes qui n’aspiraient comme elle qu’à manier l’épée et se coiffer les cheveux à l’écuelle. Quelques dizaines d’années plus tard, la fameuse Jeanne Hachette devait d’ailleurs l’imiter en défendant courageusement la ville de Beauvais contre les troupes du duc de Bourgogne. Ce que le roi Louis XI ne manqua pas ensuite de saluer, faisant organiser en son honneur des processions par tout le royaume.

Mais les nombreuses périodes de paix étaient encore plus favorables aux femmes, la prospérité leur permettant d’être étroitement associées à la vie de la cité. Dans une société essentiellement rurale, cela signifie que les épouses travaillaient aux champs. Mais ceci est moins connu, les épouses jouissaient également d’importantes prérogatives économiques dans les villes ; à commencer par Paris, la capitale du royaume de France.

Des Parisiennes bien organisées

Dans La Cité des dames (1405) imaginée par Christine de Pizan, les femmes sont à la manoeuvre.

Le livre des métiers du prévôt de Paris Étienne Boileau (1268), l’ordonnance royale de 1350 et le statut des lingères de 1485 sont les trois textes normatifs faisant clairement référence au travail des femmes qui ont survécu jusqu’à nous. Grâce à eux, et surtout au remarquable travail de recherche de la professeur d’histoire médiévale Simone Roux, nous savons ainsi que :

  • Le travail féminin est reconnu, légalisé dans des textes normatifs. Il doit obéir aux mêmes règles que le travail masculin.
  • Certains métiers, tels ceux du textile, du vêtement et de la parure, autrement dit le secteur du luxe, sont entièrement féminins. Coco Chanel s’inscrit donc dans le cadre d’une tradition française très ancienne.
  • La plupart des professions sont mixtes, les textes de l’époque prenant soin de désigner à chaque fois hommes et femmes.
  • Dans les métiers de l’alimentation – on peut bien sûr penser ici à la boulangerie – c’est la femme qui, bien souvent, assure le contact avec la clientèle. On en retrouve également beaucoup dans le domaine de la santé et du soin du corps (sage-femmes, barbières) ainsi que dans le domaine de la culture et des arts, avec des peintres, des sculpteurs, des danseuses, des musiciennes ou des « jongleresses ».
  • A la fin du XVe siècle, certaines femmes tiennent même des sortes de bureaux de placement, qu’on appelle « commanderesses » ou « recommanderesses ».

Bref, aucune activité artisanale ou commerçante ne semble fermée aux femmes. Il est ainsi établi qu’à Paris, selon Simone Roux,  « les femmes avaient de grandes possibilités d’assurer leur autonomie matérielle en travaillant ». Seule limite, et non des moindres, les professions judiciaires et, plus généralement, toutes formes de charges ou d’offices. L’accès à l’université étant réservé aux hommes, il leur était quasiment impossible de se faire une place dans les métiers d’ordre intellectuel.

Quoi qu’il en soit, ces dames savaient aussi s’encanailler. Pour preuve, « Le festin des trois dames de Paris », un fameux dit du XIIe siècle qui nous raconte comment trois parisiennes laissèrent leurs maris à la maison pour s’en aller goûter du vin dans une taverne. Là, le nectar coule si bien dans leurs gosiers que, ne pouvant payer l’ardoise, elles laissent leurs vêtements au tavernier à titre de dédommagement. Les drôlesses finiront par se réveiller le lendemain matin au cimetière des Innocents, nues et ivres mortes, sur le point d’être enterrées vivantes au milieu d’un charnier. Et que s’empressent-elles alors de réclamer ? Qu’on leur serve à boire…

Que c’est beau, l’indépendance !

 Xavier Leloup

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Et pour aller plus loin :

Les Grandes Dames de la guerre de Cent Ans, Xavier Leloup, Éditions La Ravinière, 18,90 €.