Des liaisons toujours aussi dangereuses

Marquise de Merteuil contre vicomte de Valmont : c’est à un combat de titans que nous fait assister Choderlos de Laclos dans ses fameuses Liaisons dangereuses, dont l’intrigue se situe dans le monde cruel et raffiné de l’aristocratie française tel qu’il existait à la veille de la Révolution française. Or, de ce combat-là, personne ne sortira indemne, y compris le lecteur contemporain.

 

Les liaisons dangereuses est un roman épistolaire à plusieurs voix. D’un côté, la marquise de Merteuil, qui cherche à se venger de son ancien amant, le comte de Gercourt, en « formant » dès avant son mariage sa future épouse, la (très) jeune Cécile de Volanges. De l’autre, le vicomte de Valmont, à qui la marquise propose d’être l’exécuteur de ses sombres projets, mais qui s’est donné comme premier défi de séduire la présidente de Tourvel, une femme mariée en même temps qu’une austère dévote. S’il y parvient, la marquise de Merteuil acceptera de se donner à lui en récompense. Au centre de ces grandes manœuvres, un homme : le chevalier de Danceny. Le professeur de musique de la jeune Volanges brûle d’un amour sincère pour son élève et, à son insu, va devenir l’instrument de la vengeance de la marquise de Merteuil…

Voici donc pour l’intrigue.

 La marquise de Merteuil : l’intelligence au service du mal

La marquise de Merteuil jouée par Glenn Close dans l’adaptation cinématographique de Stephen Frears (1988)

La marquise de Merteuil est le machiavel du roman. C’est elle qui distribue les cartes et fait le jeu, manipule non seulement les esprits naïfs ou vertueux mais jusqu’à son complice, le vicomte de Valmont. Difficile de porter à un plus haut degré le concept de dissimulation : alors qu’elle jouit d’une réputation de vertu et de sagesse, la confidente des Volanges mère et fille mène en réalité une double vie qui, à la nuit tombée, la voit se complaire dans les délices de la volupté. Ce qu’elle chérit le plus au monde, c’est son indépendance. Raison pour laquelle elle se refuse au mariage, décidée qu’elle est à conserver sa liberté pour mieux collectionner les amants. S’agirait-il d’une « femme moderne » ? Par sa manière de ne compter que sur elle-même, sans doute. Mais il y a surtout quelque chose de fondamentalement misanthrope dans ce personnage, dont la perfidie semble trouver son origine dans le mépris qu’elle a non seulement pour les hommes, mais pour toute l’humanité.

Le vicomte de Valmont, comme un renard dans le poulailler

Michelle Pfeiffer, alias la présidente de Tourvel, et John Malkovich, le vicomte de Valmont

Son alter-égo, le vicomte de Valmont, constitue un personnage plus complexe. Et surtout, plus tourmenté. De prime abord, il semble dénué de tout scrupules. C’est même lui qui finira par corrompre la jeune Volanges de la manière la plus perverse qu’on puisse imaginer, profitant de sa position d’intermédiaire entre Danceny et la jeune femme pour s’introduire dans sa couche. Jusqu’à ce que la pureté de cœur de la présidente de Tourvel ouvre progressivement l’âme de ce prédateur aux délices d’un sentiment jusque-là inconnu de lui : celui de l’amour vrai. Hélas pour Valmont, sa prise de conscience viendra trop tard. À force de vouloir reconquérir à tout prix la marquise de Merteuil, à force de vouloir répondre à chaque nouveau défi lancé par son ancienne maîtresse, notre Casanova commettra l’irréparable envers sa bien-aimée. Si bien qu’en fin de compte, c’est bien davantage par orgueil que par vice qu’il rompra avec la présidente de Tourvel alors qu’au fond – du moins est-on autorisé à le penser – son cœur ne bat que pour elle.

Un roman profondément ambigu

Le chevalier de Danceny contre le vicomte de Valmont

« …C’est rendre un service aux mœurs que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres pourront concourir efficacement à ce but », nous avertit l’auteur dès sa préface. « Si on était éclairé sur son véritable bonheur, on ne le chercherait jamais hors des bornes prescrites par les Lois et la Religion », écrit encore à la fin du livre, en guise de conclusion, la vieille et sage tante du vicomte de Valmont, madame de Rosemonde. Et de fait, les deux complices seront cruellement punis : tandis que Valmont succombe à la lame de Danceny, la marquise de Merteuil finira non seulement ruinée et humiliée mais défigurée, perdant un œil sous l’effet de la petite vérole.

Reste que la lecture de ce livre laisse chez le lecteur comme un étrange sentiment étrange, une impression diffuse mais tenace de compromission. Tant et si bien qu’on en vient à se demander si Choderlos de Laclos, à la manière de la marquise de Merteuil, n’a pas cherché à nous manipuler. Car soyons honnête : si son écriture est magnifique et, du point de vue de la forme, constitue un sommet de littérature classique, celle-ci a la beauté du diable. À travers elle, c’est à un voyage dans le monde de la manipulation et la perversité, pour ne pas dire du mal, que nous invite l’auteur tout au long de son roman épistolaire. Maîtres es en psychologie, Merteuil et Valmont se comportent en parfaits marionnettistes. Or c’est peut-être là, au fond, que réside le plus grand sadisme des Liaisons dangereuses. Cet art consommé de la dissimulation mis au service de la manipulation des autres. Le triomphe absolu de la volonté sans que la morale n’y appose la moindre borne, en quelque sorte. Quant à l’érotisme qui irrigue l’ensemble du récit, il est profondément malsain. Or de ces si mauvais sentiments, le lecteur devient presque le complice à mesure qu’il poursuit sa lecture des 175 lettres dont se compose le livre. Le rapport de connivence que se créé généralement entre un romancier et son lecteur en ressort ici ternis, presque souillé, et l’on achève sa lecture en ayant l’impression d’avoir un peu soi-même participé aux vilenies qui y ont été exposées avec tant de raffinement.

Quelles étaient les réelles intentions de Chorderlos de Laclos ? Faut-il qu’il ait lui-même mené la vie de Valmont pour nous dépeindre ce personnage avec tant de réalisme ? Et si oui, son repentir est-il sincère ? Autrement dit, le fond de sa pensée s’exprime-t-elle plutôt par les voix de Valmont et Merteuil, les fauteurs de trouble, ou bien au contraire par celle de mesdames de Rosemonde et de Tourvel, ces figures de saintes ? Difficile de se prononcer. D’abord parce que sa préface n’est pas forcément sincère. A travers elle, peut-être a-t-il seulement voulu se prémunir contre les attaques dont son roman ne manquerait pas de faire l’objet. Ensuite parce que quand bien même l’aurait-elle été, il est possible que son œuvre lui ait échappé, et que ses personnages, en suivant leur propre logique, l’aient entraîné plus loin qu’il ne l’ait initialement voulu.

Mais c’est bien là le propre des grandes œuvres que d’échapper à leurs auteurs. Plus de deux siècles après leur publication, Les liaisons dangereuses demeurent toujours si étrangement dérangeantes.

Xavier Leloup / xleloup@laraviniere.fr