Napoléon ? Non, Napoléon et Joséphine

Dans une superproduction débutant sous de faux airs de Raisons et Sentiments, Ridley Scott a voulu nous raconter l’histoire de Napoléon au travers de son idylle avec Joséphine de Beauharnais. Il est, hélas, bien davantage question de désir que de véritable amour dans ce film qui, à vouloir moderniser ses personnages, finit par leur enlever toute grandeur.

Comme Jeanne d’Arc, Napoléon constitue un mythe mondial. Chaque année, des milliers d’hommes venus de tous horizons se réunissent aux quatre coins de la planète pour reconstituer ses plus fameuses batailles. La fascination qu’exercent encore sa destinée, son génie militaire, son œuvre politique, ne connait pas de frontières. Et c’est comme si l’ombre de l’Empereur, juché sur son cheval au milieu de ses plus fidèles généraux, semblait encore nous dominer à deux siècles de distance. Sauf que Ridley Scott n’a pas fait un film sur Napoléon. Contrairement à ce que son titre pourrait laisser entendre, le réalisateur anglais a fait un film sur Napoléon et Joséphine. Soit. Après tout, c’est bien là son droit. A-t-il pour autant réussi à restituer leur histoire d’amour ?

 

La France révolutionnaire

Reconnaissons au moins à ce film un grand mérite : celui de nous livrer une vision sans concession des dernières années de la Révolution française. Qu’il s’agisse de l’horrible décapitation de la reine Marie-Antoinette, de la tentative de suicide de Robespierre en se tirant une balle dans la mâchoire, de la répression sanglante des révoltes royalistes ou encore de la libération des 41 000 prisonniers faits par la Terreur, Ridley Scott ne prend pas de gants. Il nous montre la France dans ce qu’elle eut de plus sanglant, de plus horrible, de plus abominable, il met le doigt sur son état de profonde désolation physique et morale ; et tout cela, sur des chants révolutionnaires entonnés par Edith Piaf. Pour le spectateur français, c’est assez douloureux. Mais seule la vérité fait mal. De ce point de vue-là, l’émergence d’un personnage tel que Napoléon Bonaparte est parfaitement contextualisée. La prise du port de Toulon et le fameux coup d’État du 18 Brumaire sont également parfaitement mis en scène, au point qu’à ce stade de l’histoire, on commence sérieusement à s’intéresser au personnage interprété par Joaquin Phoenix. Hélas, le charme a vite fait de retomber. Au fur à mesure du récit, Ridley Scott ne semble avoir d’autre hâte que de nous ramener constamment à la chambre à coucher. Et, de « coucher », dans cette histoire, il est fortement question.

 

Une ambition nommée désir

« Sans moi, tu ne serais rien ! » lance Joséphine à Napoléon au beau milieu du film. Voilà un thème intéressant, un thème féministe et moderne comme on les aime tant de nos jours. Sauf qu’à aucun moment, le réalisateur ne nous montre en quoi Joséphine de Beauharnais fut politiquement utile au premier consul. Au contraire, elle semble totalement isolée de la haute société de l’époque. Le grand amour de Napoléon nous est présentée comme une demi-mondaine n’ayant d’autre vocation que de satisfaire ses pulsions charnelles. Scènes scabreuses auxquelles le spectateur est obligé d’assister et qui nous montrent un Napoléon avili, incapable de se dominer, et presque ridicule par moment. C’est à la fois déshonorant pour ce que fut Joséphine de Beauharnais et pour celle qui lui prête ici ses traits, l’élégante Vanessa Kirby. Mais surtout, cela sonne creux d’un point de vue psychologique. Car comment imaginer qu’un homme veuille conquérir l’Europe pour la seule raison d’impressionner sa maîtresse ou bien encore – puisqu’apparemment, c’est ce que nous sommes invités à conclure – pour compenser tout ce qui lui manque en tant qu’amant ? Absurde. L’amour, le grand amour est de ces ressorts humains qui font accomplir de ces exploits qui changent le cours de l’histoire. Mais de simples frustrations sexuelles, certainement pas. On ne sait d’ailleurs même pas, au bout du compte, si Joséphine aime son époux. Elle semble simplement monnayer les plaisirs qu’elle lui procure au travers du faste dans lequel il lui permet de vivre. Décidément, chez Ridley Scott, cela semble constituer une idée fixe. Car dans son dernier film déjà, Le dernier duel, le réalisateur nous montrait le triste spectacle d’un homme assouvissant ses désirs dans les bras d’une femme passive.

Joaquin Phoenix : un problème d’incarnation

Ce qui ne lasse pas d’intriguer est que, du début à la fin d’une histoire qui s’étale sur vingt ans, Joaquin Phoenix fait à peu près toujours son âge : 49 ans. Il y a aussi ce visage buriné, cette cicatrice au-dessus des lèvres, cette voix à la fois aigue et rocailleuse, cet air fatigué, qui contredisent en tout ce que fut Napoléon. En dehors de Joséphine et de son frère, l’empereur fait toujours figure d’homme seul. Point d’hommes de confiance et ou de généraux à ses côtés ou alors, lorsqu’ils apparaissent, ce n’est que pour demeurer silencieux. Il y a bien Talleyrand, mais son interprète Paul Rhys est loin de faire oublier la magistrale interprétation que livra John Malkovitch il y a vingtaine d’années. À aucun moment, on ne perçoit non plus l’amour de l’empereur pour la France et ses troupes. Et lorsqu’on le voit distribuer du pain à ses grognards éreintés par fatigue, cela paraît bien artificiel. Restent les deux grandes scènes de bataille : Austerlitz et Waterloo. Techniquement, c’est très bien fait. Mais celles-ci sont mises en scène de manière froide, clinique, sans grande musique, sans rien d’épique ni d’héroïque. Et pour Austerlitz, les troupes autrichiennes meurent sans que l’on ait la moindre idée du contexte de la bataille. Résultat, on peine à éprouver quoi que ce soit.  Des erreurs historiques ? Oui, bien sûr, le film de Ridley Scott en recèle, à commencer par l’inversion de la différence d’âge entre Joséphine et l’empereur. Mais on les lui aurait pardonnées si elles avaient été mises au service d’une grande histoire d’amour ou d’une grande épopée militaire. Hélas, nous n’avons ici ni l’un ni l’autre.

Au fond, ce film bancal est à l’image de son époque : incapable de concevoir l’amour autrement que sous l’angle sexuel et petit bourgeois, incapable, tout simplement, de concevoir la grandeur et la noblesse des sentiments. Ce qui, au bout du compte, rend ce Napoléon-là fort « petit ».

Xavier Leloup