Les Blancs et les Bleus ou la Révolution française vue par Dumas
Dans Les Blancs et les Bleus, l’auteur des Trois Mousquetaires retrace six années de Révolution française. Une période des plus tumultueuses dont Dumas, bien davantage ici en tant qu’historien que romancier, fait émerger la figure légendaire de Napoléon Bonaparte.
C’est un livre d’un genre plutôt inhabituel qu’Alexandre Dumas nous propose avec Les Blancs et les Bleus.
Non pas un livre de pure fiction historique comme il a pu tant en écrire, ni un livre d’histoire à proprement parler, assorti de notes et de références, mais une sorte d’entre-deux dans lequel les épisodes romanesques semblent servir de prétexte à l’évocation de la grande histoire de France. Et de fait, l’ambition de Dumas est bien ici celle d’un historien : raconter l’histoire de la Révolution française de 1793 à 1799, soit de l’exécution de Marie-Antoinette à la fameuse campagne de Napoléon en Égypte. « On doit le remarquer dans l’œuvre que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, prend ainsi soin de préciser Dumas dans le corps même du livre, nous sommes plutôt historien romanesque que romancier historique. Nous croyons avoir fait assez souvent preuve d’imagination pour qu’on nous laisse faire preuve d’exactitude, en conservant toutefois à notre récit le côté de fantaisie poétique qui en rend la lecture plus facile et plus attachante que celle de l’histoire dépouillée de tout ornement ». L’auteur des Trois Mousquetaires a alors largement dépassé la soixantaine et on sent bien, aux mots employés pour nous livrer ses intentions, qu’il est un peu las des accusations de falsifications de l’histoire dont il avait pu faire l’objet ; et qui, d’ailleurs, persistent de nos jours.
Reste que Les Blancs et les Bleus ne constitue pas pour autant un ouvrage scientifique. Afin de nous plonger dans la Révolution, Dumas recourt à son style inimitable, c’est-à-dire léger, aérien, virevoltant, passant de Strasbourg à Paris et à Saint-Jean-d’Acre avec une même maîtrise, de madame de Staël au général Moreau avec un même art consommé du dialogue et de la mise en situation.
Par là-même, Les Blancs et les Bleus dispose de qualités qu’aucun livre d’histoire, même le mieux écrit, ne possèdera jamais : une capacité à incarner son propos à travers des personnages de chair et de sang, à restituer un certain état d’esprit, un souffle, bref une immense puissance d’évocation.
La Terreur à vous donner la chair de poule
Prenons ainsi l’exemple de la Terreur, période révolutionnaire des plus terribles sur laquelle il a tant été écrit. Pour en mieux saisir la réalité, il suffit de se reporter au chapitre consacré au célèbre Saint-Just, l’âme damnée de Robespierre. Au petit Charles Nodier venu lui demander sa grâce, « l’Archange de la Terreur » raconte, sur le ton de la leçon de choses, la manière dont il avait fait fusiller un ami d’enfance au motif que celui-ci avait enfreint son arrêté imposant à tout soldat de se coucher habillé :
L’ami de mon enfance, celui que je revoyais après cinq ans de séparation, celui que j’étais venu chercher, tant j’avais hâte de le revoir, celui-là avait violé la loi que j’avais rendue trois jours auparavant, celui-là avait mérité la mort. Alors mon cœur se plia sous la puissance de ma volonté, et, me tournant vers les témoins de cette scène :
– Le Ciel soit loué doublement, dis-je d’une voix calme, puisque je t’ai revu, mon cher Prosper, et que je puis donner dans un homme qui m’est si cher une leçon mémorable de discipline et un grand exemple de justice en t’immolant au salut public.
Me tournant alors vers ceux qui m’accompagnaient :
— Faites votre devoir, leur dis-je.
J’embrassai encore une dernière fois Prosper, et sur un signe de moi, ils l’entraînèrent hors de la chambre.
— Pourquoi faire ? demanda Charles.
— Pour le fusiller. N’était-il pas défendu sous peine de mort de se déshabiller en se couchant ?
— Mais tu lui as fait grâce ? demanda Charles, ému jusqu’aux larmes.
— Dix minutes après, il était mort.
Charles jeta un cri de terreur.
Monstrueux sans doute, mais d’une logique imparable, du strict point de vue révolutionnaire incarné alors par Louis-Antoine de Saint-Just. Ce membre du Comité de Salut Public qui n’hésitera pas d’ailleurs, quelques pages plus loin, à faire arrêter le commissaire de la République Euloge Schneider pour excès de faste. Preuve, si l’en était encore besoin, que la Révolution n’avait pas son pareil pour dévorer ses propres enfants.
Un livre « choral »
Mais la Révolution, c’est aussi une multitude d’acteurs aux destins qui s’entrecroisent. Aussi Les Blancs et les Bleus fait-il parfois penser à ces fameux films « chorals » rassemblant en une seule et même intrigue des célébrités ayant l’habitude d’occuper seules le haut de l’affiche. À mesure qu’avance sa lecture, le lecteur a ainsi le plaisir de découvrir ces grandes figures de la Révolution que furent Barras, madame de Staël, mesdames Tallien ou Récamier, Joséphine de Beauharnais ou bien encore des héros militaires tels que son fils Eugène, Augereau, Carnot, Junot, Moreau, Hoche, et, bien sûr, Napoléon lui-même. Relevons toutefois que Dumas ne se limite pas aux « grands noms ». Le général Charles Pichegru ou le breton Georges Cadoudal, ces grands oubliés de l’histoire, jouent également les premiers rôles. Et c’est bien là l’un des grands mérites de l’auteur que de nous plonger, au travers de leurs tragiques destinées, dans les méandres de cette période si tumultueuse. Tumultueuse, mais aussi fort complexe, tant ses protagonistes purent changer d’orientation politique en fonction des événements et des circonstances, en fonction de la direction prise par ce train inarrêtable que fut la Révolution française. Il est indéniable que la France d’alors fit l’objet d’un combat acharné entre royalistes et républicains, entre ces fameux Blancs et Bleus. Mais dans l’ensemble, l’affrontement fut loin d’être binaire. Et l’on pouvait être républicain (comme Dumas) sans pour autant souhaiter la mort du roi, ou vouloir défendre la France contre les menaces extérieures sans pour autant approuver le massacre des Vendéens.
Or, ces contradictions et ces grands déchirements intérieurs, ces infinies nuances de la nature humaine, Les Blancs et les Bleus l’illustre on ne peut mieux.
Napoléon, nouvel Alexandre
Dès lors, quel est le véritable héros du roman ? Il y a bien le petit Charles Nodier, cet ami personnel de Dumas auquel il a dédié le livre, et dont les mémoires forment la trame de sa première partie. Mais le garçon disparaît lorsque l’intrigue se déplace de Strasbourg à Paris pour ne plus jamais réapparaître. Il y a bien les royalistes, tels Coster de Saint-Victor, les frères Sainte-Hermine (dont le cadet deviendra le chef des compagnons de Jéhu) ou Diana de Fargas, la belle orpheline qui cherche à venger la mort de son frère. Mais Dumas ne semble jamais vouloir tirer son fil romanesque jusqu’au bout et abandonne un à un ces personnages à leurs destins, nous laissant ainsi, il faut bien l’admettre, légèrement sur notre faim. Finalement, le véritable héros des Blancs et les Bleus, c’est Napoléon Bonaparte. Celui-là même que Dumas aperçut enfant, à Villers-Cotterêts, lors de son retour de Waterloo, et aux côtés duquel combattit son propre père, le général Dumas.
Si le futur Empereur n’apparaît que progressivement dans le livre, son irrésistible ascension finit par en constituer le fil d’ariane. Comme Ridley Scott dans son film Napoléon, Dumas commence par nous raconter en détails la manière implacable dont le jeune général réprima la révolte royaliste du 13 vendémiaire. Avant de nous plonger, bien vite, dans son intimité, puisque nous assistons à sa première rencontre avec Joséphine de Beauharnais et entendons les prédictions faites par Mlle Lenormand aux deux futurs époux dans son cabinet de divination. Puis ce sera la campagne d’Égypte, la fameuse « huitième croisade » à laquelle Dumas consacre la dernière partie de son roman. Là, le récit vire à l’épopée. Napoléon se comporte au Levant tel un nouvel Alexandre, écrivant les premiers épisodes de sa légende aux pieds des Pyramides dans un environnement particulièrement hostile. Certes, sa double victoire sur les Turcs au Mont-Tabor et à Aboukir n’efface que très partiellement l’échec du siège de Saint-Jean-d’Acre. Mais peu importe. « Général, vous être grand comme le monde ! », lui déclare à deux reprises le général Kléber, ce que Dumas lui-même aurait sans doute pu lui dire. En dépit du massacre des prisonniers de Jaffa, Napoléon et les siens y sont présentés comme de véritables héros, comme les dignes héritiers de Saint Louis et autres Richard Cœur-de-Lion.
Nous nous éloignons alors de la période de la Révolution pour nous rapprocher à grands pas de celle du Consulat. La boucle est bouclée et le lecteur, s’il le souhaite, peut alors se (re)plonger dans Les Compagnons de Jéhu…
Les Blancs et les Bleus, Alexandre Dumas, Éditions La Ravinière, 14 €.